Conférence Montesquiou et l’Art nouveau

prononcée, lors de l’assemblée générale 2023, par M. Cyril Barde, lauréat du prix Montesquiou 2023 pour son ouvrage Littérature et Art nouveau : de Mallarmé à Proust, publié aux Classiques Garnier en 2023. Voir Littérature et Art nouveau. De Mallarmé à Proust

  1. Robert de Montesquiou, précurseur de l’Art nouveau

Montesquiou, amateur d’art et collectionneur raffiné, s’intéresse aux principaux courants artistiques qui influenceront l’Art nouveau et en particulier l’Art nouveau français :

  • le japonisme
  • le style rocaille et la volute Louis XV
  • les Arts and Crafts de William Morris

[Diapositive n° 3] 1885-1886 : Montesquiou pose en Saint Jean-Baptiste décapité. Une étoffe tout droit sortie des ateliers de William Morris occupe le premier plan de l’image et qui plonge la scène dans une atmosphère préraphaélite. Notons d’emblée que l’image entrelace le lisible et le visible, l’art décoratif et l’écriture. Fondamental de la manière dont Montesquiou va approcher les arts décoratifs, toujours dans un lien avec le poème et avec l’écriture.

[Diapositive n° 4] Dans le texte qu’il consacre à William Blake, intitulé « Le Voyant », publié dans La Revue illustrée le 1er juin 1894, Montesquiou évoque William Morris et les travaux des Arts and Crafts.

« [il évoque] l’abbaye-phalanstère où M. Morris loge des familles d’ouvriers qu’il emploie à la féerique fabrication de ses rêveuses tentures, inextricables fouillis de branchages symétriques, derrière lesquels il semble que la Belle au Bois dormant sommeille. »

Les idées politiques et sociales de Morris sont abordées de manière très allusive et associée au fouriérisme. C’est plutôt sous l’angle du merveilleux et de l’esthétisme que Montesquiou aborde les créations de Morris. On verra qu’il s’agit d’une constante sous sa plume et que l’émerveillement produit par le renouveau des arts décoratifs appelle souvent la référence au conte.

Dès le début des années 1890, alors qu’on ne parle pas encore d’Art nouveau, Montesquiou est associé à la figure emblématique du renouveau des arts décoratifs, le maître verrier lorrain Emile Gallé, qui tente de se frayer un chemin dans les milieux littéraires. Trois collaborations avec Emile Gallé. [Diapositives n° 5-7-10] 

  • 1892 : Gallé et Montesquiou présentent au salon du Champ de Mars une Commode aux hortensias, qui connaît un véritable succès critique. Double intérêt : servir l’ambition poétique de Montesquiou qui vient de publier son premier recueil, Les Chauves-souris, et introniser Emile Gallé dans les milieux littéraires.

Cette collaboration, sur un plan moins stratégique et plus esthétique, permet également de suggérer des parallèles, des correspondances entre les arts. D’une part, l’art d’Emile Gallé est affilié aux œuvres symbolistes et décadentes, ce qui lui confère une légitimité ; d’autre part, certains critiques, comme Mirbeau, rapprochent la finesse du meuble des thèmes et de la matérialité du recueil de poèmes Les Chauves-souris, qui paraît en 1892. Le meuble devient résumé et habitacle du livre et le manifeste d’une poésie qui serait une poésie du bibelot, une poésie du décoratif.

  • « A chaque feuillet du livre, une chauve-souris se filigrane dans le papier, dont le grain est doux aux doigts qui le retournent, comme de la peau de femme ! […] Le goût qui présida à l’ameublement de ce livre fut exquis. » Octave Mirbeau, « Les Chauves-souris », Le Figaro, 16 octobre 1892)
  • « Il drape le ciel, le chiffonne […] comme s’il s’agissait d’une robe de bal, d’un manteau ou d’un appartement. » (Octave Mirbeau, « Les Chauves-souris », Le Figaro, 16 octobre 1892) [Diapositive n° 9] 
  • La pendule aux pensées, 1893.

Citation de Roger Marx : Robert de Montesquiou devient même sous la plume de Marx l’« unique émule ».

  • La psyché aux glycines, 1894

Inspire à Proust un texte : « En revenant du vernissage : Sur la psyché du comte »

  • Autres collaborations, notamment avec les verreries parlantes de Gallé. Gallé est en quelque sorte le premier éditeur de Montesquiou. Voir par exemple Les Raisins mystérieux (1892), flacon sur lequel sont gravés des vers du comte. Roger Marx commente l’œuvre : « Les inventions poétiques de M. Robert de Montesquiou ne sont pas matérialisées par leur auteur seul. M. Émile Gallé, auquel est due l’exécution ligneuse de la pendule, a adopté certain poème des Chauves-souris comme texte d’un sombre flacon de pourpre violette, pailleté de cabochons, d’où s’échappe en gonflements tumultueux une écume d’opale. Par le génial verrier le cristal s’est vu glorifié au point qu’à la plus fragile matière on demande de fixer les plus durables souvenirs ». [Diapositive n° 10] 

En 1903, dans Le Mariage de Minuit, Henri de Régnier transposera la relation Montesquiou-Gallé sous les traits de Jacques de Serpigny et d’Achille Villereuil. [Diapositive n° 12] 

  1. Robert de Montesquiou, impresario et écrivain de l’Art nouveau

1895 – année décisive et très intéressante pour qui étudie les relations de Montesquiou avec l’Art nouveau.

[Diapositive n° 14] Novembre 1895 d’abord. La revue littéraire d’avant-garde La Plume consacre un dossier au « mouvement d’art décoratif lorrain », qu’on n’appelle pas encore l’école de Nancy. Plusieurs écrivains y contribuent : le poète lorrain Charles Binet, un jeune écrivain du nom de Maurice Barrès et Robert de Montesquiou. On voit bien qu’il s’agit d’inscrire ce mouvement d’art décoratif dans l’orbite de la littérature, et en particulier de la littérature symboliste, au sens large du terme.

Le texte rédigé par Montesquiou à cette occasion s’intitule « Cette petite clef-ci » et sera repris dans le recueil Roseaux pensants en 1897 (article « Orfèvre et verrier »). Il est remarquable. Comme dans l’article sur William Morris, Montesquiou mobilise la référence au conte merveilleux pour parler de ces objets qui le fascinent. Son texte se présente en effet comme une réécriture de Barbe-Bleue.

On se situe là dans un sous-genre de la critique d’art, qui consiste à narrer la visite de l’atelier de l’artiste. Comme dans le conte, un schéma narratif s’esquisse :

 » C’était en conclusion d’une visite aux jolies usines du Nancéien, à ses élégantes fabriques, à ses laboratoires charmants. Mais le fil du labyrinthe n’était tout dévidé ni rompu, et le trousseau des clefs de notre guide cliquetait encore d’une clef mystérieuse qu’il dissimulait en même temps qu’il semblait nous l’offrir, désireux de trahir son secret sans le proférer, et d’être consolé sans avoir gémi.

Et quand eut tourné sur ses gonds plaintifs la porte de ce cabinet de Barbe-Bleue, ne fut-ce pas vraiment, ô Gallé, les jupes de vos femmes mortes, les tuniques de vos défuntes muses qui m’apparurent à ce lucide porte-manteau vitreux, à cet idéal décrochez-moi-ça cristallin[1] ? « 

Comme dans le conte, la clef est l’objet d’un interdit. Comme dans le conte de Perrault, cet interdit suscite une curiosité et un désir, en l’occurrence celle du chroniqueur et du lecteur. Le dévoilement de la pièce secrète est dramatisé. Comme chez Perrault, cette pièce est un cimetière, puisqu’il s’agit du cabinet où le maître verrier entrepose ses pièces ratées. Cependant, le passage qui suit immédiatement cette première évocation déplace l’enjeu et présente moins Gallé en cruel époux qu’en père éploré :

 » Ou plutôt c’étaient les défroques pailletées et micacées de vos filles mort-nées, de ces buires pleines de vos insomnies, de ces lagènes gonflées de vos rêves et de vos peines, et auxquelles vous donnez quelquefois […] la forme d’une larme moulée sur celles que vous coûtent tant de cadavres adamantins et d’hécatombes gemmées […]. Haillons des pourpres du rubis, oripeaux d’azur et du saphyr, loques d’escarboucles, pendeloques pantelantes et prismatiques, où souvent de ces pierres elles-mêmes sont par vous pilées et incorporées, et qu’un reflet du soleil couchant allumait alors au fond du cabinet de Barbe-bleue[2][…]. « 

La description se déploie dans une véritable prose poétique. Montesquiou semble prendre plaisir à conjuguer lexique de la décrépitude et lexique de la pierre précieuse dans des syntagmes parfois proches de l’oxymore (« défroques pailletées », « cadavres adamantins », « hécatombes gemmées », « haillons des pourpres du rubis »). Nous sommes loin de l’horreur suscitée par le cabinet sanglant du conte de Perrault. La chambre interdite de Barbe-Bleue prend des allures de caverne d’Ali-Baba, ou plutôt de chambre ardente éblouissante. Montesquiou termine son texte par une référence au Phénix : cet Enfer des verres, cet Index des vases est le lieu d’une vie nouvelle, d’autant plus intense qu’elle triomphe de la mort et de la brisure. Même s’il s’agit de dire les affres de la création, l’échec de l’artiste est comme relevé par l’éclat de la prose poétique.

Mais la solidarité du poète et du verrier ne s’arrête pas là. Immédiatement après le texte de Montesquiou, qui semblent leur servir d’introduction, sont publiées quelques notices de Gallé dans lesquelles l’artiste propose une description de quelques-unes de ses verreries, dans un style proche de Montesquiou. Je m’arrête sur l’une d’entre elles : il s’agit d’une pièce intitulée « Le Baumier ». [Diapositive n° 17] Dans ces quelques lignes, Gallé déplore de voir son œuvre rejoindre les salles du musée du Luxembourg, où elle sera livrée aux regards de tous.

 » Adieu, amphore à mon gré formée, non pour la gloire d’hypogée, mais pour les intimités d’un cabinet bien tiède, chez un amoureux un peu jaloux. Dépouillée des satins aux seyants prestiges, tu vas être, en un Museum, érigée comme statue, et toute nue traduite « à quiconque plaise ou déplaise ». Tu ne pourras suivre, au fur de l’heure, les lueurs que dispensent les stores amis[3]. « 

La résonance thématique avec le texte de Montesquiou est assez évidente : la personnification de la verrerie, la mention de l’amoureux jaloux renvoient au conte de Barbe Bleue et les « satins aux seyants prestiges » font écho aux haillons splendides que le poète a brillamment décrits. Dans les pages de la revue s’affiche et s’affirment donc les affinités qui lient Montesquiou à Gallé : affinités personnelles, mais également affinités esthétiques et littéraires.

[Diapositive n° 18 ] L’autre moment décisif de l’année 1895 est le 26 décembre (1 mois après le dossier de La Plume) lorsque Siegfried Bing, marchand d’art et grand spécialiste de l’art japonais, inaugure la Maison de l’Art Nouveau rue de Provence à Paris. Acte de naissance de l’Art Nouveau en France. Bing présente des objets, meubles produits par les principales figures européennes de la rénovation des arts décoratifs.

[Diapositive n° 19] La Maison de l’Art nouveau suscite très vite la polémique. L’article publié dans Le Figaro le 28 décembre 1895 par Arsène Alexandre est symptomatique des griefs qui sont faits à l’entreprise artistique de Bing. Ils sont de deux ordres :

  • l’étiquette « Art Nouveau » est attaquée, au motif qu’il n’y aurait là rien de nouveau et que le nouveau en art ne se décrète pas
  • le cosmopolitisme du projet déplaît beaucoup. Arsène Alexandre écrit : « tout cela est confus, incohérent, presque malsain. […] Tout cela sent l’Anglais vicieux, la Juive morphinomane ou le Belge roublard, ou une agréable salade de ces trois poisons ».

[Diapositive n° 20] Montesquiou va prendre position dans ce débat et se distinguer de la réaction circonspecte ou franchement hostile qui est celle de beaucoup d’hommes de lettres à l’époque, notamment des Goncourt. L’intervention de Montesquiou prend la forme d’un article publié dans Le Gaulois le 31 janvier 1896 et intitulé « Le Mobilier libre », un mois après l’inauguration de la Maison Bing, alors que le débat fait rage.

Cet article se présente comme une défense de la galerie Bing, dans le contexte polémique que l’on connaît. Plaçant son texte sous les auspices de La Fontaine (« Il me faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde ! ») et Baudelaire (« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! »), le comte récuse les attaques de « certaine critique grincheuse » qui conteste à Bing le nom de son exposition. Montesquiou exalte la recherche du nouveau, dynamique du progrès des arts : « c’est le quoi que ce soit de nouveau par lequel cette chose est elle-même, qui en constitue la raison d’être ». L’Art nouveau constitue pour le poète – qui n’oublie pas au passage de mentionner Émile Gallé – une « importante innovation dans le décor ». Montesquiou n’hésite pas à convoquer l’isotopie de la révolution, donnant à l’ouverture de la Maison de l’Art nouveau « l’importance d’un serment du Jeu de Paume du meuble, d’un club des Jacobins du style ». Les références historiques cèdent cependant vite le pas à une référence artistique plus moderne, celle du Théâtre-Libre d’Antoine. Bing devient alors « l’Antoine de l’ameublement », fondateur audacieux d’un « Théâtre-Libre du décor ». À l’instar de la scène naturaliste d’Antoine, dont les premières pièces de piètre qualité n’étaient qu’une étape vers la vraie nouveauté dramatique, incarnée selon Montesquiou par les frères Goncourt, Henri de Becque ou Henri Lavedan, la maison de l’Art nouveau propose des objets et des meubles qui, s’ils ne sont pas encore convaincants, ouvrent la voie à un style nouveau :

 » Ainsi peuvent passer pour non avenus, en tant que réussites définitives, bien des objets exposés à l’Art nouveau, que justifie pourtant leur qualité de précurseurs, d’annonciateurs de ceux qui viendront, dégagés de gongorisme ou de pauvreté, quand tant d’éléments hybrides et hétérogènes et d’influences étrangères se seront répartis en un objet ou fondus dans un style. « 

Le cosmopolitisme n’est pas rejeté par principe : Montesquiou s’attache plutôt à souligner les tâtonnements et les emprunts mal assimilés qui engendrent, à ce stade, encore trop d’hybrides et de chimère mobilières. Un style purement français et clairement identifié peine encore à s’extraire des multiples influences que subissent les arts décoratifs. La comparaison avec le théâtre, qui donne son titre à l’article, n’est pas une simple astuce rhétorique. Elle montre que Montesquiou associe étroitement les domaines littéraire et décoratif. L’arrangement éclectique et personnel qu’il propose comme idéal de décoration intérieure, empruntant aussi bien aux objets modernes qu’aux styles anciens, relève d’un théâtre libre où les rôles ne sont pas figés et où le metteur en scène – le décorateur – a toute latitude pour peupler la scène du home, expression de sa scène intérieure :

 » L’art de l’ameublement consistera donc au moins autant dans le groupement subtil et disert de ces choses, en apparence disparates, dans l’union assortie du nouvel et de l’ancien, que dans les récentes créations, lesquelles, abandonnées à elles-mêmes et à elles seules, ne sauraient offrir qu’un intérêt secondaire, et surtout arbitraire, de la sorte de table rase du mobilier qu’amènerait l’impossible suppression de tout le bric-à-brac révolu, et de la séculaire tapisserie. Ce qu’il fallait faire, c’étaient des exemples d’appartements, des modèles de salons et de boudoirs, où le Louis XV et le chinois – déjà très artistement mariés sous ce règne ; – où le Chippendale et le Campana, le Tiffany et le Boulle eussent fraternisé […]. « 

Il s’agit bien pour les meubles des différents styles et des diverses époques de disserter, de converser et de s’accorder. Loin d’appeler à une « table rase » qui confèrerait une exclusivité au style nouveau, Montesquiou opte pour une via media où la tradition conserve toute sa place. Au monologue du style unique, Montesquiou préfère le dialogue des objets, chacun jouant sa partition. L’agencement mobilier doit être éloquent, parler de l’âme et parler à l’âme. La pièce doit se faire poème, si bien que la nouveauté du mobilier ne doit pas être recherchée selon Montesquiou dans l’invention d’une forme mais dans la couleur « et surtout [dans] quelque chose de symbolique et de pensif, de par le décor variant et commentant un texte, une idée ». C’est donc un mobilier littéraire et symbolique que prône l’écrivain, un mobilier dont le principe d’unité réside dans une thématique plus que dans une identité formelle. Là en effet s’arrête la modernité du comte qui ne conçoit pas le nouveau style dans « la forme variée jusqu’à l’épuisement » qui ferait de l’arabesque Art nouveau l’ultime avatar de la volute « amplement pompeuse sous Louis xiv, capricante jusqu’à la convulsion dans la rocaille ». Si l’auteur des Chauves-Souris s’engage ici aux côtés de l’entreprise de Bing et apporte son soutien aux recherches de l’Art nouveau, son texte laisse apparaître les limites de cette rencontre.

[Diapositive n° 23] En 1897, Montesquiou publie le texte Orfèvre et verrier dans Roseaux pensants. Comme l’indique le titre, il s’agit pour Montesquiou d’associer les deux grandes figures de l’Art Nouveau français que sont Emile Gallé (le verrier) et René Lalique (l’orfèvre) et que inscrits dans une même démarche esthétique, bien qu’elle s’exerce dans des domaines distincts : ainsi, pour lui, Lalique est « le Gallé du bijou » et Gallé est le « Lalique du verre ». Il faut préciser que René Lalique est « découvert » en 1897 et immédiatement célébré par plusieurs écrivains, dont Jean Lorrain. En publiant ce texte, Montesquiou souhaite peut-être s’imposer, dans une rivalité avec Lorrain, comme le promoteur, l’impresario principal de ces deux artistes dont les objets le fascinent.

Ce beau texte, qui se présente encore une fois comme une critique d’art en sympathie avec son objet, recourt à la prose poétique pour décrire la subtilité des deux artistes. Mais il en dit peut-être autant, sinon plus, sur Montesquiou lui-même que sur Gallé et Lalique. En effet, on voit que comme la plupart des écrivains qui s’intéresse aux arts décoratifs autour de 1900, Montesquiou prise avant tout l’objet rare, unique et précieux. Ce ne sont pas les ensembles mobiliers, les grands projets d’art dans tout et d’art dans la rue qui l’intéressent, mais la puissance évocatrice d’objets gracieux et graciles qui suscitent le rêve et le transportent dans un ailleurs. Deux qualités majeures des verres de Gallé et des bijoux de Lalique sont envisagées dans le texte :

  • leur capacité à évoquer un ailleurs, celui du conte et des légendes (nous l’avons déjà remarqué au sujet de Gallé). Pour ce qui concerne Lalique, Montesquiou mobilise souvent la référence aux Mille et une Nuits et s’appuie sur les superstitions associées à l’opale et à ses effets supposément maléfiques pour évoquer « les charmes et sortilèges » des bijoux de Lalique.
  • mais surtout, c’est la capacité de ces petits objets, souvent fragiles, à enclore et à condenser dans la matière une parcelle du monde, quelque chose de minuscule et d’infiniment délicat que l’art du verrier ou du bijoutier infuse dans la verre ou l’émail tout en en préservant la mobilité.

Exemples dans Orfèvre et verrier :

  • Enclore la lumière et ses infinies nuances

Lalique : « il est le maître des irisations et des chatoiements, le prince des orients et des reflets ».

Les vases de Gallé sont « pleins de l’interne irradiation des gemmes pilées dans leur pâte ».

  • Enclore la bulle

Lalique : « Des bulles de savon s’envolent des chalumeaux d’une tibicine, et ce sont encore des opales. »

Gallé ne retient que « les bulles les mieux irisées, les briolettes de la plus belle eau, les perles du lait le plus pur ».

Ces esthétiques entrent alors en résonance avec l’écriture du comte qui se définit lui-même dans Les Chauves-souris comme « le sténographe acéré des nuances » et « le souverain des choses transitoires ». Montesquiou ne cesse de suggérer les circulations entre le domaine du décoratif et son œuvre poétique lorsque, par exemple, dans Les Pas effacés, il affirme tenir ses « fantaisies murales et mobilières, pour des écritures ». Mais la réciproque est aussi vraie : Montesquiou souhaite aussi faire de ses poèmes de petits bibelots ou de petits bijoux. C’est le sens de la couverture du recueil Les Paons (1901), illustrée par Lalique [Diapositive n° 25]. Le bijoutier ne s’y trompe pas, et écrit à Montesquiou : « Tous mes remerciements. Ce livre tout émaillé de gemmes semble écrit pour moi. Chaque page est un joyau je suis ravi. »

Plus précisément, l’écriture de Montesquiou se façonne auprès des objets d’art décoratif et en particulier, au contact des verres de Gallé.

Voyons par exemple dans le poème « Jurys », publié dans Les Hortensias bleus en 1897 :

« De Gallé, ses fauves coulées

De couleur au cœur du cristal,

Et ses belles bulles moulées

Métal »

Montesquiou travaille la matière verbale comme un artisan du vers/verre :

  • un travail sur les sonorités d’abord : c’est moins le sens que le son qui structure le poème. Le texte est littéralement tissé de multiples assonances, allitérations et paronomases. Ces chaînes phoniques sont fondées sur une tension entre des sonorités dures, occlusives (k) et des sonorités liquides et fluides (liquide l, m) et de sonorités intermédiaires, comme si elles étaient suspendues entre l’état solide et l’état liquide (g, b)
  • le travail du vers construit aussi cette tension entre liquéfaction et cristallisation : d’une part, « coulée » et « moulées » riment ; d’autre part, « cristal » et « métal » riment. Croisement
  • la syntaxe est également mimétique des bulles d’air, paillettes ou couleurs en suspension dans le verre. La phrase est averbale et presque agrammaticale : autrement dit, la syntaxe flotte de manière indécise.
  • enfin, la typographie doit être observée : la forme du poème sur la page évoque en effet la forme d’un vase. Aurait-on là l’un des premiers exemples de calligramme dans la poésie française ?
  1. La liquidation de l’Art Nouveau

En 1897, Montesquiou se brouille avec Émile Gallé qui s’engage dans la production d’objets en séries. Insupportable « vulgarisation d’art » (Les Pas effacés) pour le comte qui reproche au verrier de « faire faire pipi à l’esthétique » (idem). D’ailleurs, le poème « Jurys » qui figure dans Les Hortensias bleus en 1897, et qui fait très explicitement référence à Gallé et à ses verreries, disparaît lorsque Montesquiou travaille à la réédition de son œuvre poétique chez Gaston Richard en 1906.

Le début des années 1900 marque la rupture de Montesquiou avec l’Art Nouveau. Dans son recueil de textes critiques paru en 1905, intitulé Professionnelles beautés, Montesquiou consacre un article à l’exposition universelle 1900. Il la qualifie de véritable « liquidation nationale » (c’est le titre du texte) et s’en prend moins aux objets de l’Art Nouveau qu’à la courbe « modern style », considérée comme la dégénérescence commerciale du style nouveau que sa popularité aurait condamné à une reproduction stéréotypée de basse qualité. Cependant, et c’est significatif, Lalique n’échappe pas totalement à la critique :

 » Les produits de carpe et de lapin, les mariages de Grand Turc et de République de Venise, les vermicelles qui se rencontrent, les ténias délivrés et rejoignant leurs mutuels anneaux rubanés, qu’on nous donne aujourd’hui pour moderne style, ont justement fait tomber dans le discrédit des inspirations d’abord mieux inspirées. Les sinueux recroquevillements des chèvrefeuilles de William Morris se tirebouchonnent en rinceaux allemands, s’éparpillent en chevelures autour du col des femmes de Mucha ; et voici le ciel de l’art décoratif tout sillonné de courbes sans fin et sans nom, de démentes clés de sol, d’ellipses épileptiques. Ce plus court chemin d’un point à un autre que fut jadis la ligne droite, a fait place au chemin des écoliers en matière d’ornementation, à l’école buissonnière linéaire. Notre Lalique n’en est point exempt. Il le doit aussi aux échevèlements de ses Néréides dont le masque est de chrysoprase. Mais le moyen de lui résister, de ne pas se rendre à elles. « 

Le terme « liquidation » me plaît car il est révélateur de l’imaginaire Art Nouveau de Montesquiou. On l’a vu au cours de cet exposé, dès les années 1890, Montesquiou fantasme des objets Art Nouveau sur le point de se briser, de se fêler. Cette fragilité exhibée confère à ces objets délicats tout leur prix. Insister sur leur fragilité, c’est au fond, pour Montesquiou, les soustraire à la logique marchande, à la logique utilitaire, et les réserver à la contemplation solitaire et extatique de l’esthète.

Dans la première décennie 1900, Montesquiou fantasme plutôt une liquidation, voire une liquéfaction de l’Art Nouveau. C’est à mon avis dans cette perspective qu’il faut comprendre le dernier texte qu’il consacrera à Émile Gallé, en 1910, à l’occasion d’une exposition rétrospective consacrée à l’œuvre du verrier au Palais Galliera. Ce texte, intitulé « Les Verres forgés », sonne comme un adieu à Gallé. Une fois de plus, les œuvres du maître de Nancy suscitent l’écriture d’un conte. [Diapositive n° 28] 

Les eaux troubles qui submergent l’Art nouveau en 1910 sont d’abord celles de Venise. Les verreries de Gallé rappellent à Montesquiou un récit enchâssé du Feu, roman vénitien d’Annunzio (avec lequel il a visité l’exposition du Palais Galliera), consacré au récit de la vie de Dardi Seguso, prince des verriers vénitiens qui a promis de construire sur l’île de Temodia un archi-orgue aux sept mille tuyaux de verre. Le Doge accepte le pari de Seguso mais lui promet la mort en cas d’échec. Seguso parvient à réaliser son instrument fabuleux dans le temps imparti. Cependant, le jour de l’inauguration, les orgues ne fonctionnent pas. « C’est que Perdilanza, la maîtresse abandonnée de Dardi, de désespoir s’est élancée dans les vannes » et a étouffé leur voix. Le récit se clôt sur le châtiment du verrier décapité. Alors que Stelio (avatar fictionnel de d’Annunzio) raconte cette histoire à Fosca dans la gondole qui traverse la Sérenissime, il croit reconnaître le lieu où est englouti l’archi-orgue de Dardi :

 » Regarde, Fosca ! Nous passons sur le souvenir de Temodia, peut-être ! Les tuyaux de l’orgue sont ensevelis dans la vase ; mais ils ne pourriront point. Il y en avait sept mille. Nous passons sur les ruines d’une forêt de verre mélodieux. Comme les algues sont délicates ici ! « 

La superposition de la figure du verrier vénitien à Gallé oriente cet hommage rétrospectif vers l’éloge funèbre. Les verres du maître de l’Art nouveau semblent à leur tour n’être que le souvenir englouti d’un rêve majestueux. Ce sera le dernier mot de Montesquiou sur l’Art nouveau, à une époque où celui-ci semble en effet déjà dépassé, submergé par le temps.

Notes :

[1] Robert de Montesquiou, « Cette petite clef-ci », La Plume, novembre 1895, p. 490.

[2] Ibid.

[3] Émile Gallé, « Le Baumier », La Plume, novembre 1895, p. 493.